Mon rapport au camp Tekakwitha est multiple :
J’y ai travaillé pendant 4 étés, ensuite j’ai été de retour entre 2005 et 2010 alors que l’homme que j’aime y était directeur. C’est pendant ces années-là que nous avons construit notre famille. Les membres du personnel, les enfants et les adolescents m’y voyaient, d’été en été, un bébé dans les bras, un ou deux dans la poussette et un autre calé en moi. Maintenant, en plus d’appuyer le camp aux corvées printanières et automnales, mon rapport au camp est celui d’une mère qui voit partir deux de ses enfants pour un loooonnnngggg séjour de 27 jours.
Après y avoir travaillé et y avoir passé des étés complets comme nouvelle maman, je suis à mon tour cette mère qui veille à l’inscription, prépare des bagages et reconduit son enfant tout à la fois nerveux.euse et excité.e pour une piste d’hiver ou un séjour d’été. Même si les aurevoirs sont toujours un peu déchirants, je sais que ce sont deux cœurs libres qui se disent à bientôt autour du rond-point, tout à côté du mât où le drapeau flotte dans l’air estival : mon enfant est prêt.e et je suis fière de le/la savoir capable d’entreprendre un séjour loin de ses parents, loin de sa fratrie, loin des repères confortables qu’on a installés son père et moi depuis sa naissance. L’enfant aux mille bagages que je laisse au camp, malgré la nervosité bien campée au creux du ventre, accepte de se donner l’élan nécessaire pour rejoindre l’inconnu qu’on lui propose. Lors de la journée des arrivées, journée que j’ai toujours trouvée si émouvante, il y a des dizaines de parents qui, comme moi, offrent à leurs enfants, tant les petits que les ados, l’occasion d’expérimenter le quotidien, la vie de groupe, les nuits et les réveils, les activités et les repas, sans les repères connus qui ont façonné leur enfance. Chez moi, chaque jour, pendant que je remplirai mes journées sans croiser mon enfant parti.e apprivoiser la vie au camp, je m’appliquerai, moi, à réapprivoiser mon nouveau monde sans lui/elle. Rien ne me semble plus sain, tant pour lui/elle que pour moi, pour nous. Des deux côtés, un nécessaire petit vertige.
Pour la première fois cet été, ce n’est pas un enfant, mais bien deux qui partiront vers le secteur pionnier de Tekakwitha. Ce sera pour eux une escale dans leur courte existence. Une escale marquant une rupture dans le cours normal des jours, qui se vivra dans une harmonie peu commune puisque le camp — le camp comme sublime espace physique et humain — offrira à mes jeunes l’occasion de découvrir qui iels sont quand papa et maman ne sont pas là, qui iels sont sans les habitudes rassurantes de la maison, qui iels sont dans ce lieu unique entourés d’inconnus qui deviendront, par une proximité obligée, les compagnes et compagnons de leur moitié d’été. C’est exceptionnel, c’est une chance inouïe et mes deux enfants savent qu’iels ont la responsabilité de la saisir.
Si le décor du camp est majestueux, sa proposition, elle, demeure somme toute assez simple : vivre ensemble des activités dans la nature que de jeunes adultes prépareront et animeront pour les campeurs, campeuses, pionniers et pionnières. Des activités nouvelles, puis d’autres, déjà devenues des traditions, des rituels. Dans cet environnement, nos enfants apprennent qu’il en faut peu pour se sentir bien : c’est une leçon simple qu’il vaut mieux apprendre tôt que tard. Un séjour au camp permet de vivre ce qu’on entend par ces mots-là, de s’en souvenir longtemps et de recréer ici et là dans sa vie hors du camp ce qui nous a tant plu. Inscrire ses enfants au camp pour un long séjour, c’est momentanément rompre avec eux, le temps de les laisser construire cette part d’eux-mêmes qui a besoin d’être loin de nous pour se dévoiler, cette part qui leur appartient et que, par amour, on leur souhaite trouver. Laisser son enfant partir au camp, c’est lui signifier qu’au-delà de sa maison, de sa famille et de l’école obligatoire, il y a un bout de terre, à l’extrémité d’un chemin de gravelle, qui a été pensé pour lui/elle et où la grandeur du ciel au-dessus du lac Androscoggin est un appel à s’ouvrir, à accueillir, à consentir à ce qu’iel n’a encore ni vu ni ressenti. À la fin de son séjour, en route vers sa maison connue et sa vie d’avant le camp, notre enfant ne saura peut-être pas encore que ce bout de vie vécu sans nous l’éclairera longtemps en faisant de lui/elle une personne capable de voir à la fois plus loin et plus large. Tous ces petits bouts d’humains auront reconnu la valeur d’être seul, mais ensemble, et de s’être emplis — corps et esprit — de la nature enveloppante qui les veille. Partout où iels poseront les yeux, des gens venus avant eux sont passés là et ont nourri l’histoire de CKTA.
Mélanie, es-tu en train de nous dire que ce camp est magique ?
Bien sûr que non. Il n’y a rien de magique : un lac, des pins centenaires, de vieux bâtiments 20 fois retapés, de l’asphalte 50 fois « repatché », rien tout à fait à niveau. Non, le Camp Tekakwitha n’est pas magique et nos enfants l’apprennent vite. Là, comme ailleurs, rien n’est parfait. Des jours de pluie, de peine, de douleurs passent par là aussi. La magie n’y est pas, mais la magie se fait, s’installe, se crée. Et nos enfants sauront et sentiront qu’iels en ont fait partie et qu’en quittant, comme la magie n’est pas dans le camp, elle s’emporte. Notre camp est un lieu n’offrant rien de moins qu’une magie à emporter : l’enfant revient avec un bout de Tekakwitha. Ce bout est le sien puisque sa part n’est similaire à aucune autre. Et le lieu ne s’appauvrit pas parce qu’on en tire vers soi une partie : tout au contraire, c’est de cette façon que Tekakwitha s’est construit. Chaque fois qu’on tire Tekakwitha vers soi, Tekakwitha — le lieu et ses gens — a mené à bien son projet. Quand Tekakwitha se morcelle entre tous les campeurs, campeuses, pionniers, pionnières et membres du personnel, Tekakwitha croît et nos enfants aussi, surtout. Et quand on croît, on ne revient pas en arrière. Il y a de ces rares choses qu’une fois gagnées ne peuvent être perdues. J’ignore encore ce que précisément mes enfants ramèneront de Tekakwitha à la fin de leur été. Iels rapporteront ce qu’iels cherchaient, iels rapporteront ce qui leur manquait, iels auront trouvé là de quoi peaufiner leur humanité.
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